Leather for gaiters

Nouvelle écrite pour le recueil de noël de la Librairie Jeunes Pousses

Lucie G. Coste

1/15/2023

Cette nouvelle est parue dans le recueil "Un noël chez les Jeunes Pousses" lors de la campagne Ulule organisée par la Librairie Jeunes Pousses (collectif d'auteurs auto-édités), ayant pour but de financer notre venue à plusieurs salons du livre.
Ce recueil était envoyé aux contributeurs, merci à vous !

24 décembre 1899

Ce jour du réveillon marquait la fin du 19e siècle de son froid glacial. Une impressionnante couche de neige couvrait les rues de Londres. Les habitants tentaient vainement de la repousser à l’aide de pelles.

Ma sœur et moi marchions dans l’une des ruelles désertes de la ville, quand cette histoire commença. Emmitouflés dans tous les vêtements que nous possédions, nous nous serrions l’un contre l’autre pour partager notre chaleur. J’avais tout juste douze ans, et Jane n’en avait que dix. Elle peinait à me suivre, engourdie par le froid et la faim.

Nous passâmes devant une fenêtre, qui donnait sur un foyer débordant de vie. Bougies et branches de houx décoraient la pièce, ainsi que des rubans colorés, suspendus aux poutres. Des enfants couraient autour de la table, tandis que leur mère transformait une pâte roulée en biscuits à la forme d’anges. Une alléchante odeur de viande rôtie s’échappait des interstices de la fenêtre, faisant gronder nos estomacs.

Nous ne pûmes nous empêcher de penser au précédent réveillon de Noël, que nous avions passé dans cette même ambiance chaleureuse. Tant de choses s’étaient déroulées depuis… La disparition brutale de nos parents, pris dans le feu qui avait ravagé notre maison, puis notre fuite désespérée. En moins d’un an, notre vie avait basculé. Notre oncle et notre tante nous avaient hébergés à contrecœur et n’avaient pas manqué de nous le faire comprendre. Ils avaient fait de nous les domestiques de notre cousin, prétextant qu’ainsi, nous gagnerions notre droit d’habiter sous leur toit. Nous avions préféré partir à vivre dans pareille famille. Ils n’avaient même pas cherché à nous retrouver.

L’été dans les champs n’avait pas été si terrible, nous avions survécu sans peine. Mais, l’hiver approchant, nous avions dû revenir à Londres, dans l’espoir de trouver un abri sûr et des provisions. Tout ce que nous avions obtenu fut des portes closes et des marchands aux regards hostiles. La menace d’être arrêtés par la police, pour finir dans un orphelinat sinistre, pesait maintenant sur nous.

– Geor… Olie, m’appela Jane, de sa voix cristalline.

Elle avait encore du mal à utiliser mon nom d’emprunt. Quand nous étions devenus des vagabonds, j’avais pensé qu’il était plus sûr d’abandonner notre vraie identité. Dans chaque village et ville où nous avions fait halte, nous étions de nouvelles personnes. Ainsi, lorsque les policiers nous recherchaient pour nos menus larcins, ils ne pouvaient obtenir que de faux noms. En revanche, si quelqu’un enquêtait sur George et Millie Baker, cela signifiait qu’il était lié à notre ancienne vie. Alors, ce serait à nous de décider de nous montrer… ou non.

– Oui ? répondis-je en détournant le regard de la fenêtre.

– J’aimerais vivre un réveillon comme avant, dit-elle avec nostalgie.

J’hésitai avant de réagir, n’ayant rien de réconfortant à lui dire. Je passai donc ma main autour de ses épaules pour la serrer contre moi.

– Moi aussi, tu sais, lui soufflai-je en lui caressant les cheveux.

Le regard de Jane s’attarda encore sur la fenêtre, puis elle reprit son chemin, refermant davantage son long manteau. Je restai immobile pour l’observer, un instant. J’avais juré de la tirer de cette situation au plus vite, mais j’avais ensuite compris que cela n’arriverait pas aisément. Plus grand, je pourrais travailler à l’usine. Il n’était pas question d’aller à l’orphelinat, je savais que les enfants y étaient aussi mal traités qu’à la rue. Ni de retourner chez notre oncle, évidemment. En attendant de trouver une autre solution, je ne pouvais que lui donner de la nourriture volée.

Cependant, une idée commençait à germer dans mon esprit. Une idée qui pourrait peut-être remonter le moral de Jane, ou au moins lui faire passer un bon moment, aussi bref fut-il. Oui, j’allais lui offrir un réveillon de Noël.

– Jane, attends ! appelai-je. Elle se retourna, surprise. Je trottai jusqu’à elle, le sourire aux lèvres.

– Installe-toi à l’abri, conseillai-je. Sous un porche, dans le coin. Je reviens vite.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-elle, nerveuse.

– Tu verras.

En temps normal, nous restions toujours ensemble. Quand je dérobais le nécessaire à notre survie, elle se cachait au plus près. La laisser seule dans cette ville immense et mal famée ne me plaisait pas. Cependant, ce jour-là était exceptionnel. La plupart des gens étaient rentrés chez eux avant que la nuit tombe, pour se réchauffer et se réunir en famille. De plus, la rudesse de la météo incitait les retardataires à s’abriter. Les rues n’avaient jamais été aussi calmes.

J’ébouriffai les cheveux bouclés de ma sœur, comme j’aime souvent le faire, avant de m’éclipser. Dans ma tête se formait déjà une liste des éléments dont j’aurais besoin : bougies, branches de houx, brioche, biscuits ou pudding si j’avais de la chance et, surtout, un cadeau digne de ce nom. Pour le houx, ce serait facile. Je n’avais qu’à me rendre dans le square voisin et tendre le bras. Les buissons en étaient recouverts.

Je m’arrêtai en atteignant l’avenue principale du quartier. Tous types d’échoppes s’alignaient le long du trottoir, la plupart éteintes, car fermées. Un attelage arriva en trottant, transportant une famille bourgeoise. Les chevaux n’étaient pas dérangés par la couche de neige tassée, mais les roues peinaient à suivre, cahotant les passagers. J’attendis qu’ils soient partis pour me diriger vers mon premier objectif : l’épicerie. J’y trouverais des bougies, et peut-être quelques objets ou denrées intéressantes. Mieux valait commencer par là, avant la boulangerie. Les chandelles seraient plus faciles à cacher sous ma veste que des brioches.

L’épicerie ne tarderait pas à fermer. Le marchand était déjà en train de balayer le plancher. Je ne pouvais pas m’accorder plus d’hésitation ; il fallait agir vite. J’avançai donc d’un pas nonchalant jusqu’à la porte, dissimulant mon visage sous mon béret et mon écharpe. Si je paraissais trop affamé ou miteux, l’épicier ne me laisserait pas entrer. Je regardai la boutique depuis la devanture, voyant si ce que je cherchais s’y trouvait. J’aperçus, sur une étagère surchargée d’ustensiles de cuisine, un panier contenant une dizaine de chandelles. Parfait. Je glissai la main dans ma poche pour m’assurer qu’un objet essentiel ne manquait pas. Je sentis le métal froid contre mes doigts et le serrai fermement. Ce briquet, je l’avais dérobé en quittant la maison de notre oncle. C’était mon tout premier vol, mais il avait été nécessaire.

Un passant empressé me bouscula et entra dans la boutique, retirant son chapeau. Une aubaine pour moi. Tandis que ce client attirerait l’attention du marchand, je pourrais subtiliser ses bougies. Je pris une grande inspiration, nerveux. Même si j’avais déjà fait cela des dizaines de fois, je restais mal à l’aise avant d’agir. Tout ceci n’avait rien d’un jeu pour moi. Je poussai la lourde porte, à mon tour. Les deux hommes échangèrent des politesses. Je m’avançai entre les rayons, me faisant aussi discret que possible. L’échoppe n’était pas très grande, il serait difficile d’échapper au regard de l’épicier.

– Vous ne fermez pas, ce soir ? s’enquit le client.

– Je ne vais pas tarder, déclara le vendeur en reposant son balai derrière le comptoir. Vous serez sûrement le dernier, aujourd’hui. Qu’est-ce qui vous amène ?

– Mes maîtres ont décidé, au dernier moment, qu’ils voulaient boire du vin français pour le réveillon. Tout est déjà fermé, je n’ai trouvé que vous.

– Je n’ai pas grand-chose, mais je peux vous montrer.

Les deux hommes se dirigèrent vers le fond de la pièce. J’attendis, vigilant, avant d’approcher de l’étagère qui m’intéressait. Je remarquai aussi une boite de biscuits au beurre, qui plairaient à Jane. Mais elle était trop grande pour la dissimuler. Ma priorité restait les bougies.

– J’ai quelques bouteilles. Du blanc ou du rouge ?

– Aucune idée, je ne suis pas sommelier. Que me conseillez-vous ?

Je tendis le bras en jetant des coups d’œil furtifs vers l’épicier. Il me tournait le dos, concentré sur l’examen de ses bouteilles. Alors, d’un geste vif, je saisis une chandelle. Le panier tressauta, déséquilibré. Mon sang se glaça. Il ne fallait surtout pas qu’il tombe. La corbeille cessa de bouger, restant bien à sa place sur l’étagère. Je soufflai, soulagé, tout en glissant la première bougie sous ma veste.

– Ces noms français sont illisibles, s’agaça le marchand. Du… Bordeaux ? C’est ce que mes clients achètent le plus.

– Ce sera très bien, assura l’acquéreur. Ils ne m’ont pas donné d’indications précises, ils s’en contenteront.

Je tendis de nouveau la main. Au moins deux bougies, pour un réveillon convenable. Je saisis le bâton de cire avec plus de délicatesse, craignant que le panier ne se renverse cette fois-ci. Un bref regard en arrière ; les deux hommes commençaient à se détourner de leurs bouteilles. Le cœur battant la chamade, je glissai la deuxième chandelle sous ma veste, la serrai contre ma poitrine et courus vers la porte.

– Hé, gamin ! m’interpella l’épicier.

Je tirai la poignée de toutes mes forces, tandis que le marchand zigzaguait entre les rayons et les présentoirs pour me rattraper. D’un bond, je fus dans l’avenue. Je ne m’arrêtai pas, traversant la voie déserte au pas de course. Puis je me réfugiai dans une rue adjacente, attendant de voir si j’étais suivi. Personne ne vint. Je repris mon souffle. Mon estomac gronda, réveillé par cette montée d’adrénaline.

Je m’accroupis derrière une grande caisse en bois et observai mon butin. Les deux chandelles reposaient entre mon pull et mon manteau. Je les glissai dans une poche intérieure, cousue contre mon cœur, à côté d’un objet que j’avais pu sauver de l’incendie : un tome rapiécé et corné de Oliver Twist, mon roman favori. Je refermai ma veste et me relevai. Ce n’était pas encore fini.

Je me collai contre une maison pour jeter un coup d’œil, avant de revenir dans l’avenue. L’épicier était rentré dans son échoppe. En rasant les murs du côté opposé, je pourrais m’éloigner sans être vu. Je me mis en marche, comptant sur les quelques attelages et voitures alignés le long du trottoir pour me dissimuler. Tandis que j’approchais de la boulangerie voisine en réfléchissant à un cadeau qui plairait à ma sœur, mon regard fut attiré par une devanture. Leather for gaiters était inscrit sur le panneau de bois en forme de botte. J’étais déjà passé plusieurs fois devant cet endroit, ces dernières semaines, mais ne lui avais pas accordé beaucoup d’attention. Des souliers de cuir étaient sobrement alignés dans la vitrine. Une faible lumière éclairait l’atelier. Un vieil homme à la démarche lente se rendait vers l’arrière-boutique.

Je souris de nouveau. J’avais trouvé un cadeau pour Jane. Les souliers que fabriquait ce cordonnier semblaient robustes, conçus avec soin. J’avais pris l’habitude de voir des chaussures de près ces derniers temps, et je commençais à reconnaître leur qualité. En effet, j’avais déjà tenté de gagner quelques sous en offrant des services de cirage. Cela avait fonctionné pendant quelques semaines, mais les policiers m’avaient attrapé et confisqué mon matériel. Il était plus sûr de voler directement des provisions, en fin de compte. Les marchands se méfiaient tout autant d’un enfant en haillons qui leur tendait des pièces en échange de nourriture, que de celui qui furetait dans leurs échoppes. Il me suffirait donc d’entrer pendant que le vieil homme était parti et de dérober des souliers pour ma sœur. Elle en aurait besoin, ses bottines commençaient à fatiguer. Je savais aussi que cela lui ferait plaisir. Avoir quelque chose de neuf lui remonterait le moral.

J’ouvris prudemment la porte, craignant qu’une clochette ne se mette à tinter. La pièce était bercée d’une agréable chaleur et imprégnée d’une forte odeur de cuir, ce qui ne me dérangeait pas. Un grand établi trônait au centre, recouvert de peaux tannées. J’observai les modèles de souliers, tout en tendant l’oreille. Il n’y avait pas un bruit. Quelle taille conviendrait à Jane ? Je me rendis compte que je l’ignorais. Les chaussures étaient faites sur mesure, ou réadaptées pour correspondre à leur nouveau propriétaire. Je n’étais pas cordonnier, j’en serais incapable. Était-ce réellement une bonne idée d’en voler, si ces souliers ne lui seyaient pas ?

– Je peux t’aider, mon garçon ?

Je sursautai, pris de panique. Le vieil homme était revenu, sans un bruit. Sa figure ronde était couverte par une longue barbe grisonnante, qui tombait sur son ventre rebondi. Il tenait des outils tranchants entre ses grandes mains calleuses. Allait-il s’en servir contre moi ? M’attraper pour me livrer à la police ? Son visage paraissait pourtant aimable et serein.

– Je… euh, bredouillai-je, non, enfin…

Mon estomac gronda, me rappelant à ma mission. Le cordonnier m’observa de la tête aux pieds, sans perdre son regard bienveillant.

– Tu ne donnes pas l’air d’un client habituel, commenta-t-il d’un ton léger.

Je baissai la tête, nerveux. Pourquoi ne m’étais-je pas enfui immédiatement ? Je l’ignorais. Comme si je pouvais sentir que cet homme ne me voulait aucun mal. Il laissa ses outils sur l’établi et posa ses mains sur ses hanches, esquissant un sourire.

– Pourquoi venir dans ma boutique ? s’enquit-il. Il n’y a que du cuir et du bois, ici, rien qui puisse satisfaire ta faim…

Ignorant ce qui me poussait à bavarder, je répliquai aussitôt :

– C’est pour ma sœur, m’sieur. Je voulais lui offrir des souliers, à Noël…

– C’est très attentionné de ta part. Comment te prénommes-tu, mon garçon ?

J’avais parlé trop vite, et malgré moi. Pourtant, son visage restait souriant. J’hésitais à répondre, avant de me rappeler que ce nom ne lui évoquerait rien :

– Olie, m’sieur.

– Tu es bien poli, pour un gamin des rues, dit-il d’un air surpris. Je t’ai déjà vu passer plusieurs fois dans les environs, je me trompe ?

J’acquiesçai, embarrassé. Il était temps de changer de quartier, trop de gens me reconnaissaient. Le vieil homme m’observa un instant, en silence. Puis il tendit la main vers moi. Je reculai, par réflexe. Toutefois, ses yeux étaient toujours bienveillants.

– Allez, c’est Noël, lança-t-il. Où allez-vous le fêter, tous les deux ?

– Bah, dehors, répondis-je spontanément.

Il secoua la tête, le regard espiègle.

– Ce n’est pas digne d’un réveillon. Viens donc, et amène ta sœur. Je vous invite à dîner. J’ai mis une dinde au four, mais elle est trop grosse pour moi seul.

J’écarquillai les yeux, pris au dépourvu. C’était la dernière chose à laquelle je m’attendais. Et si c’était un piège ? La vie de vagabond m’avait incité à me méfier de tout le monde, en particulier des adultes. Percevant mon hésitation, il leva les mains en signe de paix.

– Ce n’est qu’une proposition, à toi de voir, assura-t-il.

Mon estomac gronda de nouveau. Que faire ? Je reculai malgré moi, désireux de retrouver Jane avant qu’elle n’ait des ennuis.

– Je, euh…

– La boutique reste ouverte pour encore une heure, ajouta-t-il. Vous avez le temps de réfléchir, les enfants.

Sur ces mots, il me salua d’un signe de tête respectueux et retourna dans l’arrière-boutique. J’attendis un instant, pour voir s’il revenait, puis je quittai la cordonnerie, hagard. Personne n’avait fait preuve d’autant de gentillesse envers moi, et ma sœur, depuis la disparition de nos parents. J’ignorais si je pouvais faire confiance à cet individu. Une part de moi voulait croire qu’il était sincère, qu’il nous aiderait vraiment, ne serait-ce qu’une nuit. Mais l’autre part, celle qui avait vécu dans les rues pendant des mois, restait méfiante devant une perspective optimiste. Pourquoi mentirait-il ? Quel genre de piège pouvait tendre un vieil homme comme lui ? Il ne manquait pas de vigueur, mais nous pourrions lui échapper. À moins qu’il ne nous enferme pour nous livrer à la police, nous, les voleurs. Je ne savais que penser.

D’un pas lent et engourdi, je longeai l’avenue en quête de Jane. Les chandelles glissèrent sous mon manteau, je les rattrapai d’un geste vif. Ma mission m’était sortie de l’esprit.

– Grand frère ? appela une voix hésitante.

Je me retournai. Jane surgit de sous un porche, dans la ruelle adjacente. Elle gardait les mains dans les poches et le menton enfoncé sous son écharpe, pour se maintenir au chaud. Tout ce que j’aurais pour la réconforter, cette nuit, était deux simples bougies. Derrière la fenêtre voisine, une autre famille se réunissait autour d’un poêle. Ils partageaient rires et boissons. Du lait de poule, sans doute. J’ai soupiré. Je ne pouvais pas laisser ma sœur dans cette situation. Pas le soir de Noël.

– J’ai une surprise pour toi, annonçai-je, hésitant.

Ses yeux bruns s’illuminèrent.

– C’est vrai ? Qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-elle.

– Tu verras.

Tant pis, je devais prendre ce risque. Je la saisis par la main et l’entraînai dans la grande avenue. Elle trotta derrière moi, de plus en plus intriguée. En passant devant l’épicerie, à présent fermée, je fus pris de remords. Alors, sans m’arrêter, je sortis les chandelles de ma poche et les posai sur son seuil. Là où nous allions, je n’en aurais pas besoin. Nous arrivâmes rapidement à la hauteur du cordonnier. Il n’y avait personne à l’intérieur. Était-il parti ? J’entrai malgré tout, le cœur battant à grande vitesse.

– Pourquoi ici ? demanda Jane, soudainement inquiète.

– Parce que… commençai-je.

– Vous avez fait vite !

La voix, grave et accueillante, s’éleva de l’autre pièce. L’homme réapparut. Il parut surpris, à nouveau.

– Je n’étais pas certain que vous accepteriez, admit-il.

– Qui est-ce ? s’enquit Jane en me regardant de travers. Qu’est-ce qu’on fait là ?

– Je m’appelle William, se présenta-t-il en souriant chaleureusement. Je vous invite tous les deux à partager le repas de réveillon avec moi.

– Mais… pourquoi ? hésita ma sœur.

– Parce que je ne peux pas laisser deux enfants à la rue le soir de Noël. Venez donc, vous devez être affamés.

Il nous fit signe de le suivre dans l’arrière-boutique. Nous échangeâmes un regard, tous les deux. Notre estomac grondait, notre corps réclamait chaleur et repos. Peut-être pouvions-nous accorder notre confiance à cet homme, qui paraissait si gentil. Jane acquiesça à mon interrogation silencieuse. Alors, je la conduisis vers la porte entrouverte, en espérant ne pas commettre une grave erreur. À l’arrière se trouvait un espace exigu, aux murs tapissés de rayonnages. Outils, modèles, rondins de bois et rouleaux de cuirs les recouvraient, soigneusement organisés. Un escalier sommaire, plus proche d’une échelle, menait à l’étage. C’était là que William était parti. Nous le suivîmes. Jane peina à monter les marches, étroites et raides, sans l’aide d’une rampe.

Une modeste salle de séjour nous accueillit en haut. Une table, entourée de deux bancs, ainsi qu’une cheminée, un fauteuil élimé et un vaisselier occupaient tout l’espace. Les meubles semblaient avoir été conçus par le cordonnier lui-même, tant ils étaient rustiques. Des guirlandes de houx égaillaient l’âtre et le buffet. Un chandelier illuminait la table, ornée de simples assiettes blanches. Le vieil homme agita maladroitement les mains en nous regardant, immobiles sur le seuil.

– Faites comme chez vous, dit-il avant de s’éclipser dans une autre pièce. Lorsqu’il ouvrit la porte, une agréable odeur de volaille grillée arriva jusqu’à nous. La tentation était grande. Je décidai de m’asseoir sur le banc et de prendre mon mal en patience. Jane, elle, s’approcha de l’âtre où brûlait doucement un feu. Elle plaça ses mains au-dessus des flammes et observa les objets qui s’alignaient sur la cheminée ; quelques photographies encadrées et un petit cheval en bois, destiné à un enfant. Poussée par la fatigue, elle se laissa tomber sur le fauteuil, rembourré par un plaid en laine. Elle semblait sur le point de s’endormir à tout instant. La voyant ainsi, je me dis que j’avais fait le bon choix, finalement.

– Le dîner est prêt, annonça le cordonnier, nous tirant de nos rêveries.

Nous nous retournâmes vers lui. Il soulevait dans ses bras puissants un plat en fonte, duquel émanait un arôme alléchant. Sans cérémonie, il déposa le tout sur la table, dévoilant sous mes yeux le meilleur repas que j’aie contemplé depuis des mois ; une dinde ruisselante et dorée, sur un lit de petits légumes et de châtaignes fondantes. J’en salivai d’avance. Jane s’approcha timidement, bien que son regard envieux trahisse son appétit. William nous observa l’un après l’autre, et esquissa un sourire malicieux.

– Laissez-moi le temps d’amener un couteau, lança-t-il.

– Pardon, dis-je aussitôt, penaud.

Il m’adressa un clin d’œil et repartit en cuisine. Jane s’assit sur le banc, à mes côtés, et retira son écharpe, son bonnet et son manteau. Elle semblait plus confiante à présent. J’étais moi-même rassuré de voir que le vieil homme n’avait pas menti. Ma sœur posa sa tête sur mon épaule, le visage caché par ses boucles brunes.

– Merci pour ce réveillon, chuchota-t-elle.

Je la serrai contre moi, touché. William réapparut, portant couteau, louche, bouteille de vin et miche de pain. Je m’en voulus aussitôt de ne pas l’avoir aidé à mettre le couvert, alors qu’il nous offrait l’hospitalité. Le cordonnier découpa la dinde, avec force et application.

– Comment t’appelles-tu, jeune fille ? demanda-t-il. J’ai déjà fait connaissance avec ton frère, je suis curieux de te connaître aussi.

– Euh, Mil... Jane, se corrigea-t-elle, prise au dépourvu.

– Enchanté, Olie et Jane, répondit-il en souriant, avant de déposer une tranche de volaille dans son assiette.

Il me servit également, ajoutant une louche de légumes et de sauce sur ma cuisse. Puis il s’assit en face de nous, brisant le pain en deux. Nous attendîmes son autorisation pour manger, même si le fumet émanant de nos assiettes nous tentait dangereusement.

– Allez-y, avant que ça refroidisse, dit William.

Jane saisit alors sa cuillère et se jeta sur son plat. Je l’imitai, oubliant de me montrer poli et bienséant. C’était délicieux. Le cordonnier se mit à rire, d’une voix basse et forte, en nous regardant.

– Il était temps de vous nourrir ! s’exclama-t-il. Que vous est-il donc arrivé pour vous retrouver à la rue ?

Je m’arrêtai, embarrassé. Parler de ce qui était advenu de nos parents, de ce que nous avions vécu cette année-là, était trop difficile. Encore davantage devant Jane. L’homme parut le comprendre, car il n’insista pas. Il haussa les épaules.

– Peu importe la raison, vous êtes mes hôtes, conclut-il.

– Merci, répondîmes-nous d’une seule voix.

– Quelque chose m’intrigue, cependant, poursuivit-il en me regardant. Tu m’as dit vouloir offrir des souliers à ta sœur. Vous aviez d’autres priorités, pourtant. Pourquoi prendre le risque de voler un bien dispensable ?

Jane m’observa avec des yeux ronds. Je me frottai la tête, ne sachant que dire.

– C’était important, pour moi, expliquai-je alors. Je voulais qu’elle ait quelque chose de spécial, aujourd’hui. Mais aussi utile, et qu’on peut garder longtemps. Vos souliers ont l’air très solides, m’sieur, je suis sûr qu’ils supporteraient d’être portés tout l’hiver.

– Tu t’y connais en chaussures, mon garçon ?

– En fait, pas vraiment, admis-je. J’ai juste ciré celles des passants. Certains en prennent soin, d’autres les maltraitent, mais tout dépend de l’artisan qui les a conçues. Enfin, je suppose.

William acquiesça, le regard pétillant.

– Tu as parfaitement raison, approuva-t-il. Et merci du compliment.

– George, appela ma sœur, tu peux me donner le pain ?

Je me tournai vers elle, les yeux écarquillés. Comprenant son erreur, elle rougit et se reprit :

– Olie, je voulais dire.

Le vieil homme fronça les sourcils. Elle se baissa sur son assiette, où il ne restait que de la sauce.

– Tu l’as appelé George ? demanda William.

– Je… non, mentit-elle.

Il acquiesça sans rien dire, mais semblait contrarié. L’idée de tromper cet homme si bienveillant m’emplit de honte. Alors, je redressai la tête pour le regarder en face.

– C’est vrai, m’sieur, affirmai-je. George, c’est mon nom. Et elle s’appelle Millie. Pardon de vous avoir menti, ce n’était pas contre vous. On préfère se nommer comme ça, maintenant.

Son expression s’adoucit, à ma grande surprise. Il se caressa la barbe, pensif.

– Écoute, mon garçon, dit-il après une longue réflexion. Je vais te faire une deuxième proposition, mais j’aimerais d’abord te raconter une histoire. Celle d’un vieil homme qui vit seul depuis des années. Sa femme n’est plus et ses enfants sont partis mener leur vie ailleurs. Il les voit peu et ne s’en plaint pas, car il est satisfait du parcours qu’ils ont emprunté. Il accorde toute son attention à sa cordonnerie, à ses travaux, en espérant qu’à sa mort, quelqu’un prendra la relève. Bien sûr, si ce n’est pas le cas, il ne sera pas moins heureux de ce qu’il aura accompli.

Il marqua une pause pour m’observer. J’attendis la suite, buvant ses paroles. Sa voix avait quelque chose de rassurant, qui poussait à l’écouter.

– Vous avez vécu des événements difficiles, je le vois, poursuivit-il. Je ne vous oblige pas à me les confier. Si vous préférez cette nouvelle identité, soit. Le passé est derrière nous, après tout. Mais je constate que vous êtes de bons enfants, vous méritez mieux qu’une vie de vagabonds. Olie, tu t’es intéressé à mes souliers. Que dirais-tu de devenir mon assistant ?

Je restais bouche bée. Cela semblait trop beau pour être vrai. Jane cessa de grignoter son pain pour l’observer, les yeux ronds. Il sourit.

– Je peux vous offrir un foyer, même si je ne suis plus tout jeune. Si vous avez envie de vivre ici, une fois les fêtes passées, je ferai une demande d’adoption en bonne et due forme. À vos nouveaux noms, bien sûr, ajouta-t-il avec un clin d’œil.

Nous n’avions pas besoin de beaucoup de temps pour réfléchir avant d’accepter. La perspective d’avoir une maison, un parent pour veiller sur nous, de la chaleur et de la nourriture, ne pouvait être ignorée. Ma méfiance envers William s’était évaporée, et je ne tarderais pas à découvrir que j’avais eu raison de lui accorder ma confiance.

– Trinquons à Noël et à un nouvel avenir ! lança-t-il en servant trois verres de vin chaud.

***

C’est ainsi que George et Millie Baker sont devenus Olie et Jane Prewett, à l’aube de l’année 1900. J’ai rapidement trouvé ma place dans la boutique du cordonnier, même si je fais encore preuve de beaucoup de maladresse. Quant à ma sœur, elle se charge des commissions. Ensemble, nous faisons tout notre possible pour rendre la pareille à l’homme qui nous a aidés. J’écris ce soir depuis ma nouvelle chambre, que j’habite depuis quelques semaines. William a appris que j’aimais lire et m’adonner à l’écriture. Il m’a confié cet ancien registre de comptes, peu utilisé, comme support pour mes rédactions. La première chose que je voulais consigner est notre rencontre, ce réveillon qui a changé nos vies. Afin de ne jamais l’oublier.

Dehors, il ne neige plus, mais la magie de ce Noël ne s’est pas estompée.